Le dernier projet en date de Mohamed Bourouissa : être producteur du film d’un habitant de Gennevilliers avec le théâtre de la ville. Un retour à une dimension locale pour cet artiste international qui rappelle ses débuts. Dans les années 2000, Mohamed Bourouissa photographie sa génération. Il fait un portrait de la jeunesse des banlieues dans une France qui éclate sous la colère et les émeutes. C’est la série Périphérique qui le fera connaître du grand public. Ce mot Périphérique désigne la marge, ce qui n’est pas au cœur de, ce qui est relégué à. Ces périphéries, c’est justement le noyau dur du travail de Mohamed Bourouissa. Sa vidéo Temps mort, nous partage le quotidien de son ami Al, un détenu. Avec Horse Day, on suit l’organisation de la compétition des cavaliers noirs de Philadelphie. Autant d’histoires périphériques qui nous décentrent, qui nous rappellent qu’elles ne sont périphériques que par rapport à une histoire officielle et qu’elles sont en réalité peut-être centrales.
Sans donner aucune leçon, sans revendiquer aucune idéologie, Mohamed Bourouissa n’a eu de cesse de mettre en scène la réalité sociale. Mohamed Bourouissa n'est pas un artiste politique. C’est avec la matière même du politique que l’artiste travaille. Les hommes, leurs vies, leurs luttes, leurs résiliences. Politique, son travail l’est aussi par sa forme : le dialogue, l’échange, la rencontre avec l’autre. Chaque œuvre qu’il crée est un espace où un nouveau récit peut se construire, où des voix peuvent se faire entendre et créer de nouvelles représentations. Mohamed Bourouissa nous rappelle que ces récits dont on dit souvent qu’ils portraient la réalité de groupes “en marge” ne sont que parcellaires, fragmentés, incomplets. Jamais nous ne saisirons complètement les histoires et les vies que les images de Mohamed Bourouissa nous montrent. Ses œuvres nous apprennent à regarder sensiblement la société, à déconstruire les récits officiels, à situer nos regards sur le monde, à comprendre que la réalité dépasse toujours les images.
Né en 1978 à Blida en Algérie, Mohamed Bourouissa vit et travaille à Gennevilliers. Diplômé de l’Ecole Nationale Supérieure des Arts Décoratifs, il est nommé pour le prix Marcel Duchamp en 2018. Ses œuvres ont été exposées entre autres aux Rencontres d’Arles, au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, au Centre Pompidou à Paris, à la Barnes Foundation à Philadelphie, au Stedelijk Museum à Amsterdam. Mohamed Bourouissa est représenté par la galerie kamel mennour à Paris.
Tu racontes que petit lorsque la langue pose problème pour communiquer tu échanges des dessins avec des camarades. Est-ce que ton travail s’est construit comme un dialogue ?
Le dialogue est un des fils conducteurs de mon travail mais ce n’est pas le seul. Qui plus est, la conscientisation de mon travail ne s’est faite que très tard. Tout était assez intuitif au début. Petit, j’étais introverti et le dessin me permettait de m’ouvrir aux autres. Puis, j’ai découvert le graff et j’ai fait partie de groupes soudés où j’ai trouvé de très bons amis. Mon travail s’est construit avec les autres, mais ce n’est que plus tard que j’ai conscientisé et posé des mots sur ce que je faisais. C’est sûrement après la série Périphérique (2005-2008), que ça a commencé à se construire dans mon esprit.
Comment es-tu passé du graffiti à la photo ?
J’ai commencé avec le graffiti, la peinture et le dessin. C’est une amie photographe qui m’avait fait poser qui m’a fait découvrir le monde de la photo. L’instantanéité de la photo m’a tout de suite plu. Immédiatement, je pouvais faire apparaître une image et à contrario du dessin ou du graffiti, la photographie m’obligeait à marquer très clairement l’intention derrière mon image. À l’époque, j’ai été très marqué par le livre Back in the days de Jamel Shabazz. Je n’avais jamais vu de telles photos en France. Ce livre m’a donné envie de prendre en photo mon époque, de laisser une trace de cette jeunesse, de le faire pour nous, pour ma génération.... J’avais le sentiment qu’elle touchait à sa fin. Seul l’outil photographique pouvait la décrire aussi clairement, immortaliser ses vêtements, ses goûts, ses attitudes.
On a souvent relevé la dimension éthique de ton travail. Nombreuses de tes images mettent en scène ta relation avec ceux avec qui tu travailles et dévoilent ta présence dans l'œuvre. Comment en es-tu venu à questionner la relation d’autorité entre l’artiste et son modèle ?
Assez rapidement lorsque j’ai commencé la photographie, je me suis interrogé sur la relation à l’autre. Pour visualiser les images que j’allais faire, je faisais des croquis. En réalisant les prises de vues, j’ai compris que la présence des individus excédait toujours ce que je pouvais imaginer avant de prendre la photo : tandis que le cadre, l’architecture et le lieu, restaient stables, les individus à l’intérieur de l’image offraient toujours quelque chose qui dépassait ce que j’avais imaginé. L’incarnation dans l’image, leur présence réelle, dépassait ma propre imagination. C'étaient les individus qui étaient la principale force motrice et créative des images. Après ma série Périphérique, je suis parti en résidence au Brésil. Là-bas, j’ai réalisé que je ne pourrais plus reproduire le travail de documentation que j’avais fait en France. Je n’avais pu faire ce travail que parce que c’était ma génération, ma jeunesse, que je montrais. C’est à ce moment-là qu’un ami est parti en prison et que Temps Mort a commencé. Avec mon ami, on discutait via nos téléphones et, un jour, il m’a envoyé une photographie de lui. Quand il m’a envoyé cette photo, ça a fait tilt dans ma tête. Pendant six mois, je lui ai demandé de m’envoyer des photos. Avant on se connaissait un peu, mais notre relation s’est vraiment soudée pendant son emprisonnement et avec ce projet réalisé ensemble. Avec Temps Mort, j’ai cherché à montrer la force de la relation qu’on avait construite. C’était le cœur même des images. Au-delà de leurs formes, de leurs lignes, de leurs couleurs, les images prenaient naissance dans ce dialogue entre lui et moi.
Après Temps Mort, tu as continué à entretenir des relations proches avec ceux avec qui tu travaillais. Pour Horse Day tu as fait de nombreux voyages entre 2013 et 2017 à Philadelphie aux États-Unis. Là-bas, tu as cherché à créer des lieux de vie et de partage entre les cavaliers et la communauté artistique...
Horse Day a commencé lorsque j’ai découvert le livre de Martha Camarillo, Fletcher Street. Je me suis dit que c’était impossible qu’on n’ait pas encore écrit l’histoire de ces cavaliers noirs de Philadelphie. Quand j’ai commencé mon travail sur Fletcher Street ça a été assez difficile. Arrivé à Philadelphie, j’ai réalisé à quel point cette culture m’échappait. Je savais que je n’allais jamais comprendre tous les enjeux de l’histoire de ces cavaliers mais j’ai cherché à tisser des liens avec eux pour donner sens à ma présence dans cette communauté. Pour mettre en place le Horse Day, une compétition de riders, on a créé un dialogue entre les cavaliers et les artistes de Philadelphie. Cette rencontre m’a aussi permis de participer à la vie de ces deux communautés. Elle a donné naissance au film Horse Day qui met en scène le dialogue entre le rider et l’artiste et les perspectives communes qu’ils ont créées. Pour la compétition, nous avons réalisé des costumes et nous nous sommes interrogés sur la représentation du cowboy aux États-Unis. Mettre en lumière l’histoire de ces cavaliers, c’était aussi revenir sur l’histoire officielle des États-Unis et faire émerger la présence des hommes noirs dans la conquête de l’Ouest. L’histoire des cavaliers noirs avait été nettoyée par le cinéma américain, les westerns et la figure du cavalier blanc incarnée par John Wayne, personne ne la connaissait en France à l’époque.
Comment as-tu réussi à ramener l’histoire des cavaliers de Fletcher Street en France ?
Ça a été très dur. Il m’a fallu beaucoup de temps pour trouver la forme adéquate pour raconter cette histoire. Parti pour faire un long métrage, j’ai choisi de réaliser un diptyque vidéo et des sculptures. Je suis revenu avec énormément de matériel : des photographies, des rushs, des dessins. Quelque chose me dépassait dans ce que ces images disaient. Au départ, je pensais que j’allais glorifier l’histoire de ces cavaliers mais j’ai réalisé que je ne la saisirai jamais complètement. Tout ce que je pouvais dévoiler, c’était mon point de vue partiel et parcellaire sur cette histoire. C’est pour ça que le film Horse Day questionne avant tout l’écriture de l’histoire et les systèmes de représentations. La forme du film est un diptyque, elle suggère que les images nous échappent toujours et que nous ne voyons que des points de vue. La sérigraphie avec les capots où sont imprimées les photographies des cavaliers suggère elle aussi que ces images ne sont pas l’avatar de la réalité, que l’histoire qu’on écrit n’est faite que de points de vue. La voiture est montrée comme le miroir d’une histoire reflétée sur une voiture. Cette réalité-là est déjà projetée sur un support... ce n’est pas une réalité en soi.
Comment trouver une place pour les images et les vécus qu’elles transportent dans l’espace du musée, un lieu à la fois d’émancipation et de pouvoir ?
La première fois que je suis allé au musée, j’avais 16 ou 17 ans. C’était une visite du centre Pompidou avec mon lycée. Avec tous mes potes, on a phasé sur les tableaux de Claude Rutault. On était scotché sur un tableau vert exposé sur un mur vert. Une rencontre s’est produite entre l'œuvre et nous. Le musée est un lieu de pouvoir mais il peut aussi être un lieu de rencontre avec l'œuvre. Un lieu de reconnaissance. Du moins, je voudrais qu’on puisse s’y reconnaître. Le musée peut rendre visibles de nouvelles images et reconnaître des démarches artistiques. Les rencontres d’Arles en 2019 ont été l’occasion de la mise en place de deux projets autour des liens entre la production des images et les lieux d'expositions. D’abord, un projet avec le Red Star et la création d’une performance de foot donnée lors des rencontres d’Arles. Puis l’exposition dans un Monoprix mettant en dialogue les images, la manière de les présenter et le lieu d’exposition.
Les lieux de pouvoir et de domination sont au cœur de nombreuses de tes œuvres. Comment en es-tu venu à interroger ces espaces de pouvoir et la place de l’argent dans les systèmes légaux et illégaux ?
Le monde légal et le monde illégal sont tous les deux régis par des politiques libérales et capitalistes. L’Utopie d’August Sander, la Valeur du produit ou bien All-In rendent compte des différents mécanismes qui se jouent dans le système capitaliste. La Valeur du Produit, une vidéo dans laquelle un dealer emploie des stratégies commerciales semblables à celles d’un cadre financier souligne l’alignement du marché illégal sur la marché légal. Les dealers reprennent les mêmes stratégies que les marketeux. C’est un business avec une clientèle et des promotions. Le système illégal est fondé sur la même vision du commerce : s’enrichir et créer plus de richesse. Dans la vidéo All-in, on voit le frappage d’une pièce et la création d’une valeur fictive, l’image de Booba. Avec L’utopie d’August Sander, j’ai cherché à montrer que le travail créait dans notre société un en dehors au statut d’individu. Dans le monde capitaliste notre statut d’individu est lié à la fonction du travail. A partir du moment où on ne travaille pas, notre valeur est amoindrie. L’Utopie d’August Sander s'interroge sur ce qu’on devient et sur qui on devient lorsqu’on ne travaille plus. Ces œuvres sont toutes centrées sur la question du système marchand et économique. Elles décèlent différents niveaux et différents rouages de ce système : le statut dans l’Utopie d’August Sander, les stratégies commerciales dans la Valeur du produit et la production et la création d’une valeur fictive dans All-in.
Plus récemment, tu as créé le Resilience Garden pour la biennale de Liverpool. Un jardin que tu as réalisé avec la communauté de Liverpool pour qu’il perdure après la Biennale. Plus qu’une œuvre, le Resilience Garden est un lieu de partage, un “common”. Est-ce que cet espace s’est construit contre et comme une alternative aux espaces monétaires et aux lieux de domination ?Le Resilience Garden peut être une forme de contre-pouvoir mais il faut d’abord se rappeler qu’historiquement le jardin est une forme de pouvoir qui s’inscrit dans une histoire économique et commerciale qui naît à l’époque coloniale. Au moment de la colonisation, la question de la botanique, celle des savoirs sur les plantes et sur les environnements, est résolument liée à la question économique. Lors des expéditions coloniales, les botanistes récupèrent des plantes qu’ils ramènent en Europe pour créer des jardins. Le jardin est le symbole d’un savoir-pouvoir sur les territoires colonisés. Cette histoire nous rappelle que les jardins sont toujours et déjà des créations, que ces natures artificielles sont le résultat de la migration aussi bien que de la colonisation des semis. Pour créer le Resilience Garden, nous avons proposé aux habitants du quartier de ramener chacun leur propre plante : par exemple, un habitant du quartier originaire de Somalie à apporté des graines de café. Le Resilience Garden n’est pas un lieu idyllique et étranger aux problématiques sociétales. Au contraire, il pose des questions cruciales et actuelles, celles de l’immigration, de l’économie, de l’artificialisation de la nature. Le Resilience Garden c’était une manière de raconter l’histoire du commerce colonial et de la botanique tout en créant un espace pour un autre savoir sur les plantes. Sa création naît de la rencontre avec un patient de l’hôpital psychiatrique Frantz Fanon à Blida. C’est le premier hôpital psychiatrique à avoir été fondé en Algérie. Il a été créé par le médecin racialiste Antoine Porot. Lorsque le psychiatre d’origine martiniquaise Frantz Fanon est arrivé dans l’hôpital, il a constaté les dysfonctionnements d’une institution qui malmenait ses patients indigènes. Il a réformé l’institution et y a apporté une autre perspective psychiatrique. Il a pointé un dysfonctionnement et a montré qu’il était possible de faire autrement. C’est une forme de résilience. Petit, j’ai grandi avec les mimosas, pensant qu’ils venaient de chez moi en Algérie. En réalité, le mimosa vient d'Australie et a été implanté en Algérie par des colons européens pour des raisons climatiques, le mimosa résiste au désert et pousse très vite. Ma propre histoire et mon paysage sont en fait les fruits d’une histoire globale qui relie l’Algérie au reste du monde. C’était ça l’objectif du Resilience garden, faire du jardin un contexte qui raconte une histoire en même temps qu’il crée un monde commun, qui affirme des savoirs en transférant et en implantant des connaissances dans de nouveaux espaces. Ce jardin est un hommage à la résilience des savoirs.
À la suite du Resilience Garden, tu as réalisé l’installation Brutal Family Roots qui a été présentée en 2020 à la Biennale de Sydney. On y retrouve les thèmes de la terre, de l’enracinement et du voyage. Pour cette installation, tu as de nouveau travaillé sur les plantes et tu t’es intéressé à la musique.
J’ai eu une de sorte choc en apprenant que le mimosa ne venait pas d’Algérie mais d’Australie. Alors lorsque j’ai été invité pour la biennale de Sydney j’ai voulu travailler sur le mimosa. A ce moment-là, je commençais à faire du son, de la poésie et de la musique. Je voulais travailler sur le langage, le dialogue et la communication des plantes. Pour la biennale, j’ai travaillé avec deux rappeurs australiens : un rappeur australien aborigène et une rappeuse australienne égyptienne. L’Anglais, l’Aborigène et l’Arabe se rencontraient. Pour créer ce dialogue, on a récupéré les fréquences des plantes via des boîtiers et on a créé un opéra sonore avec les plantes comme si elles chantaient et racontaient une histoire. Je voulais faire un parallèle entre ce chant des plantes et le rap. Comme le mimosa, qui vient d’Australie et se retrouve aux quatre coins du monde via les marchés maritimes, le rap est le fruit de migrations internationales. Le rap c’est d’abord une musique locale, qui se diffuse ensuite à travers le monde pour s'implanter à nouveau localement. Le rap, comme les mimosas, c’est une musique qui voyage et qui s’enracine à nouveau.
Est-ce que le confinement t’a amené à questionner ton travail ?
Au moment du confinement, je me suis vraiment demandé qu’est ce que je fais maintenant que tout est fermé ? Et surtout, après avoir voyagé pendant plusieurs années, en Australie, au Brésil, en Angleterre, qu’est-ce que j’ai réellement développé au sein de ma ville, Gennevilliers ? L’enjeu de mon travail a pris une nouvelle dimension, celle du local. J’ai décidé de produire le film d’un habitant du quartier avec le théâtre de Gennevilliers. Être producteur de ce film me permet de me replacer à l’échelle de ce quartier et de cette ville que j’habite. Ça a été ça, ma manière de réagir au confinement.
Entretien Pauline Delfino
*Entretien initialement publié sur Soleil Rouge le 08 Mars 2021