Conversation : Sofia Aouine

Quand elle était petite, Françoise Dolto a dit d’elle qu’elle écrirait des livres. Et c’est chose faite. Rhapsodie des Oubliésest le premier roman de Sofia Aouine, prix de Flore 2019. Elle y raconte l’histoire d’Abad, un jeune garçon de treize ans qui a fui le Liban avec ses parents pour vivre à Paris. C’est rue Léon qu’il grandit désormais, dans le quartier de la Goutte-d’Or. 

Sofia écrit sur et pour celui qui est pour elle plus qu’un personnage de fiction : c’est un ami, une grande rencontre, de celles qui changent la vie. On a le sentiment d’une seule et même personne, elle est le vecteur des pensées d’Abad, c’est comme si le jeune garçon lui chuchotait à l’oreille. Rhapsodie des Oubliés est un ouvrage organique, c’est beau et c’est rare, c’est de l’espoir dans la désespérance, du hasard, la rencontre de plusieurs formes d’amour, "le fracassement des humains contre la grande ville". Le style est à la fois pur et riche, Sofia se fout des cloisons et invente sa propre langue, en s’affranchissant des codes tout en s’en servant pour créer une poétique nouvelle. Enfant placée pendant vingt ans, elle est de ceux qui gardent précieusement l’émerveillement, qui chérissent le rêve et les histoires, boulimiques de l’ailleurs et des fenêtres ouvertes, parce que c’est ça qui sauve la vie, parce qu’en fait, sûrement, c’est ça la vie. 

 

« Ma rue raconte l’histoire du monde avec une odeur de poubelles. Elle s’appelle rue Léon, un nom de bon Français avec des métèques et des visages bruns dedans. C’est mon père qui a choisi qu’on débarque ici. Je me dis souvent que ce vieux doit aimer la misère, comme si c’était la femme de sa vie. Une espèce de seconde peau que tu aurais beau laver. Inscrite dans tes gènes, à jamais. Ici, c’est Barbès, Goutte-d’Or, Paris XVIIIe, une planète de martiens, un refuge d’éclopés, de cassos, d’âmes fragiles, de « ceux qui ont réussi à dépasser Lampedusa », de vieux Arabes d’avant avec des turbans sur la tête et des têtes d’avant, de grosses mamans avec leurs gros culs et leurs gros chariots qui te bloquent le passage quand tu veux traverser le boulevard. Des gens honnêtes qui ont toujours l’air de voleurs et qui rasent les murs pour pas qu’on les voie. Une rue où il n’t a pas de femmes qui marchent toutes seules. Une ville dans la ville, monstrueuse et géante, une verrue pourrie sur la carte. La première fois que j’y ai foutu les pieds, ça ne me changeait pas beaucoup de ma rue, petit, au Liban. Ici ou là-bas, quand tu arrives, les immeubles t’écrasent comme si tu étais un insecte. Quand tu entres dedans, ils t’avalent et te recrachent comme les pépins des premières grenades d’été, juteuses, que tu manges avec le plaisir d’un gosse. Ma rue a la gueule d’une ville bombardée, une gueule de décharge à ciel ouvert, une rue qui ne dort jamais, où les murs ressemblent à des visages qui pleurent. Des murs qui n’ont jamais été blancs et qui semblent hurler sur toi quand tu passes devant. »

Extrait de Rhapsodie des Oubliés, paru le 29 août 2019 aux éditions de La Martinière.

 

 Si tu devais expliquer simplement qui tu es et ce que tu fais, qu’est ce que tu dirais ?

Que je m’appelle Sofia, que j’ai 41 ans. Que je suis née au siècle dernier, en 1978. Un siècle où il n’y avait pas de portable, un siècle où il n’y avait pas de GPS et où on pouvait se perdre dans la ville. On avait une enfance sans écran, on pouvait tomber amoureux sans applications et le hasard était beaucoup plus prégnant dans la vie. Il y avait peut être un peu plus de magie qu’aujourd’hui, et moins d’algorithmes. Dans le mot algorithme, il y a le mot rythme. Peut être que la vie avait une autre temporalité, peut être qu’elle était plus poétique. Qu’avec ce livre, j’ai voulu rendre hommage à travers la trajectoire de ce gamin de treize ans, à cette génération qu’on appelle la génération Z, qui est sensée être la dernière génération avant la fin du monde parce qu’on aime donner des noms de fin du monde à ce qu’on ne comprend pas -  c’est à dire souvent à la jeunesse. Je me sens être une enfant du vingtième siècle, mais très proche de cette nouvelle génération qui n’a jamais été aussi précaire, jamais autant confrontée à la violence sociale. Parfois je me dis que je suis heureuse de ne pas avoir eu vingt ans en 2019 et de pouvoir avoir goûté les hersâtes des trente glorieuses. Il y avait de la violence aussi, mais peut être qu’on s’en rendait moins compte parce qu’on était moins abreuvés d’images, de son, de chaos et de fureur. Aujourd’hui est très enrichissant et va trop vite à la fois. Alors je dirais : j’ai un pied dans chaque siècle, et je prend les deux aspects les plus poétiques et pour en faire des livres. 

 

À quel moment t'es tu dit : je dois écrire ce livre ?

Je me le suis dit à un moment ou socialement et dans ma vie de femme j’étais arrivée au point de non retour dans la résilience d’une enfance un peu chaotique. J’ai arrêté la radio, j’ai arrêté le documentaire sonore et l’écriture est venue pallier à ma frustration de ne plus raconter d’histoires à travers le parcours d’autres voix dans le poste de radio. La fiction est arrivée comme un cadeau. Le petit gamin dont traite Rhapsodie des Oubliés, qui est un gamin de treize ans qui vit à la goutte d’Or et qui raconte comment on a treize ans et qu’est ce que veut dire le verbe grandir aujourd’hui dans la société française est arrivé comme un cadeau, comme arrivent les enfants, les grands copains. Je dis souvent que ne le ferais jamais mourir. C’est un ami imaginaire dont j’avais besoin même à trente ans passés. Il m’a aidé à écrire ce livre et à porter une voix. Cette espèce de troisième voix, héritée de mes ancêtres franco-algériens berbères et en même temps du fait d’être une jeune femme née en France. Une enfance chaotique placée, avec un pied en banlieue dans le 93 et à Paris, culture classique et culture « urbaine ». C’est tout un mélange de voix, qui ont fait que j’ai inventé une écriture dont je suis très fière. C’est pas de l’égocentrisme, c’est juste que mon livre est lu dans les collèges du dix-huitième et en même temps, quand je fais des salons du livre, il y a des vieux de quatre vingt ans qui se sentent proches de ce gamin.  J’ai réussi mon truc. J’ai réussi à raconter ce qu’était l’enfance aujourd’hui.

 
Tu parles de fiction, mais pourquoi la littérature en particulier ? Le cinéma est aussi très important dans ta vie. 

Effectivement, le cinéma est très important. Il a changé ma vie, à dix sept ans j’avais peu de transmission culturelle de mes parents, il n’y avait pas beaucoup de culture, pas de bibliothèque à la maison. En plus j’ai tellement été arrachée à toutes les familles que j’ai rencontrées du fait du placement, je n’ai jamais eu de chambre à moi donc jamais vraiment de bibliothèque. Mais j’ai transporté des livres toutes ces années, si bien que quand je regarde mon appartement de Barbès, je suis envahie par les livres, je me fais bouffer par les livres. C’est toute la somme de comment je me suis auto élevée, de comment j’ai grandi par les histoires d’autres là ou il y a eu peu de transmission du roman familial. 

 

Quand on est une femme de quarante et un ans, comment on se met à la place de celle d’un garçon de treize ? 

On ne grandit pas. Me mettre dans la peau d’un enfant de 13 ans, c’était raconter ce désir des premières fois, de rester un enfant, toujours. Je suis quelqu’un de très attachée à l’adolescence. Je me suis coupée de ma famille, j’ai vécu une adolescence pleine de chaos et de fureur. J’ai arraché ma liberté et j’en connais le prix. Donc toutes ces sensations font que je suis très attachée aux première fois. J’ai toujours envie de vivre des premières fois. Quand on devient un adulte, un vrai adulte avec les préoccupations d’un adulte d’aujourd’hui, on oublie l’enfant qu’on a été et on devient un être qui boîte. Pour moi l’enfance est très importante et, au delà d’être un gamin de treize ans, c’est surtout un enfant. Avec ses failles. Il est dans cette minute qui bascule entre la fin de l’enfance et le début de la jeunesse. Cette minute là, je la trouve formidable. La structure de mon roman est basée sur cette minute de bascule. Il y a une phrase de Cocteau qui dit « Cette minute entre l’enfance et la jeunesse est la pire. » C’est un thème universel qui existe depuis les grecs. Mais je voulais raconter ça parce que j’ai l’impression que, même à 41 ans, je suis toujours dans cette minute là. C’est du à mon parcours, du à la vie que j’ai choisi qui est une vie dans la création et dans la précarité : je ne pouvais pas vivre autrement que comme ça, et je ne pouvais pas écrire autrement que comme ça. Se mettre dans la peau d’un gamin de treize ans, c’est également lié au fait que mes parents voulaient un garçon quand je suis née. Je viens d’une culture patriarcale du sud, et j’ai choisi de me mettre dans la peau d’un garçon pour faire un pied de nez au destin. C’est aussi ma rencontre avec Antoine Doisnel des Quatre-cents Coups de François Truffaut, premier personnage de fiction dans lequel je me suis vraiment reconnue en tant qu’enfant fracturée dans mon affectif, et fracturée par l’enfance. C’est un hommage à ces petits héros qui ont traversé ma vie et qui m’ont changée, qui m’ont redonné une envie de m’exprimer. Porter des héros dans la fiction et dans la littérature, c’est rendre hommage à ceux qui n’ont pas de voix. Je ne me fais pas porte parole des Oubliés, mais c’était une manière de raconter ces enfants là.

  

Le langage est très marquant dans ton livre. Tu mélanges une langue classique et une autre plus contemporaine. Comment on fait ça ? Comment passe-t-on de l’un à l’autre ?

C’est l’histoire d’un garçon qui se fracasse à la grande ville et de la grande ville qui fracasse les êtres. Alors j’ai pris ça de toutes les influences qui ont fait mes humanités et qui ont fait de moi une spectatrice ou une lectrice. J’ai puisé dans le naturalisme chez Zola, dans la littérature afro-américaine des années 70. Ces œuvres là ont comme point commun de vouloir raconter la marge. Moi même, je suis issue d’une certaine marge qui a une voix et un langage. C’est une voix de l’outre périph, de la banlieue – qui veut étymologiquement dire le lieu banni. C’est la langue des bannis. C’est important pour moi de me dire que le français est une matière que je peux travailler comme de la glaise, aller de l’un à l’autre. L’idée c’est de ne pas céder à l’appauvrissement. Ce gamin là peut autant parler un langage très châtié qu’avec un langage qui fleure bon la rue - et c’est pas nouveau, la langue française a toujours été d’une richesse incroyable. Lui rendre hommage, c’était aussi essayer de raconter  la poétique que peuvent avoir tous ces langages là, et de briser les frontières. Mais l’important pour moi, même en employant des mots de l’argot d’aujourd’hui que les gamins parlent du seizième jusque dans le 93, c’était me dire que c’est une langue qui est en perpétuel mouvement. Y’a des mots en arabe, des mots en linguala, des mots en bambara, des mots gitans, des mots du louchébem qui est l’argot des bouchers de Rungis... tous ces mômes ignorent d’où viennent ces mots là, mais c’est des mots que ma génération employait déjà. Par contre, je n’ai pas voulu mettre de verlan. Parce que souvent c’est très artificiel, et je trouve qu’on peut parler, comme disait Zola « avec l’odeur du peuple et la langue du peuple », tout en gardant une certaine poésie. 

 

Dans ton interview à Mediapart, tu dis « On peut tout mélanger ». Est ce que c’est ça finalement, la modernité ? 

Mon besoin, il est celui d’inventer une poétique. Apparemment, ça touche. Je ne serais pas la première ni la dernière, et tant mieux. Mon livre est un premier roman qui a des défauts, des qualités, et les défauts de ses qualités. Ce qui est important, c’est la sincérité. Sans trop de monstration. Je peux écrire banlieue, je peux écrire marge, je peux écrire le langage d’un collégien, celui d’une femme de 80 ans. L’important c’est de rentrer dans les personnages, et de toucher l’universel. 

 

Dans cette interview, tu parles aussi du rap. Est ce que tu as le sentiment qu’il y a encore une méfiance d’un certain milieu par rapport à un autre, et qu’il y a une partie de la population qui serait réfractaire à la considération d’un langage de rue comme une poésie qui vaut tout autant qu’une autre ? 

Mon livre, c’est de la langue française. Et la langue française n’est pas uniquement gravée dans un certain marbre. Elle est multiforme, elle a de multiples visages, elle a toujours été comme ça. C’est là sa richesse. On ne parle pas le même français dans le créole que dans les rues d’Abidjan, ni dans celui des banlieues ni dans un Lagarde et Michard. On appelle notre pays la République des Lettres, il y a une culture de la langue et des écrivains qui est fantastique. J’ai entendu qu’il y avait deux millions de manuscrits qui dorment en France. Tout le monde a envie d’écrire, et je trouve ça génial. Mais il faut être exigeant. Il ne faut pas verser dans la facilité. Par exemple, dans mon livre, il n’y a pas de wesh. Les mômes peuvent parler comme ça, mais à partir du moment où on parle de l’intérieur, il y a une autre langue qui s’exprime. Un enfant aura du mal à exprimer certaines choses avec des mots d’enfants mais à l’intérieur de lui, il a un autre langage qu’il s’est inventé lui même. Et s’il se laisse le droit, sans auto censure, à te parler sa langue à lui, tu peux être très étonnée de cette fabrication, de ses inventions.

 

Mais y a toujours des gens qui seront nostalgiques d’une certaine forme, d’une certaine littérature classique. 

Oui, mais la langue orale évolue, la littérature évolue. C’est à la fois très bien qu’il y ait des gens qui défendent leur langue à eux. Mais leur langue est une langue générale, la langue ne forme qu’un, elle ne forme qu’une société. Donc oui, il y a une défiance. Mais en même temps, je trouve ça important de ne pas faire des ateliers foot et slam avec les gamins avec qui je travaille à la Goutte-d’Or. On fait des ateliers d’éducation aux médias dans lesquels on parle de littérature, de journaux, avec leurs codes à eux. On respecte les codes de chacun. Le snobisme n’a jamais servi une cause, mais il faut de l’exigence. On n’a jamais autant écrit, même si on écrit mal. On lit beaucoup. Mais il y a une forme de snobisme qui parfois fait éclater les vocations de certains jeunes. La peur de rentrer dans les théâtres, la peur de rentrer au cinéma, la peur de se faire juger socialement. C’est toujours le même refrain de la lutte des classes, et dans la culture il est très présent. Moi je sais que le jour ou je suis rentrée dans un théâtre avec mes petits chaussons, je n’en suis jamais sortie. Mais il a fallu passer la porte. Il faut s’adapter, mais ne pas renier la qualité. Un prof de français ne doit pas d’adapter à des jeunes. C’est aux jeunes de s’adapter aux grands textes. Il y a des gens qui nous ont précédé, il faut respecter les anciens et s’en nourrir. Tout en sachant que tu peux inventer ta langue à toi. 

 

Donc il y a une forme d’auto-censure chez les jeunes ? Dans leur rapport à la culture et à la littérature ?

Je ne parle pas au nom des jeunes. Mais, par exemple, il y a une gamine qui a ouvert mon livre et m’a dit « ah tiens, c’est la première fois qu’on parle comme nous, merci de parler comme nous, ça donne envie de lire. ». Je lui ai dit d’accord, je comprends, mais lis mon livre. Et dis toi que ceux qui parlent différemment de toi, ils parlent la même langue que toi. La curiosité, c’est ça. L’auto-censure, oui, mais il faut imposer la lecture aux jeunes. Avec une certaine pédagogie. Je n’ai pas la solution miraculeuse, mais moi je ne serais pas l’écrivain que je suis si je n’avais pas connu les grands textes du 19ème, si je n’avais pas connu la littérature russe… Dans chaque personnage, que ce soit dans Anna Karénine ou dans d’autres, il y a quelque chose qui peut leur ressembler. Encore faut-il savoir leur raconter les histoires.

 

On a le sentiment que le quartier de la Goutte d’Or est un personnage à part entière.

Il y a deux personnages dans mon livre. Abad, et Paris. C’est l’histoire d’un gamin qui se confronte à la ville. De ce que deviennent les enfants dans la grande ville. Le personnage principal du livre, c’est la rue Léon. Une rue qui raconte le Paris d’aujourd’hui. Comme dans l’Assommoir, j’ai eu envie de savoir ce que deviennent la Gervaise, le Coupeau, la Nana des Rougon-Macquart dans la société du Paris d’aujourd’hui.

 

On n’est pas dans un décorum, c’est très organique. Avec quels éléments tu la rend vivante, celle ville? 

Je m’inspire juste ce de que je vois. C’est un quartier que j’habite et qui m’habite profondément, quitte à m’épuiser moralement. A la fin du livre, il y a une playlist. C’est très lié au son, c’est d’où je viens. Et puis c’est raconter une ville qui change, avec la temporalité des années 2010. Je trouvais ça intéressant de prendre le point de vue d’un enfant, ce qui peut lier et déliter les êtres dans les mégalopoles. Le quartier de Barbès c’est un quartier millénaire d’histoires, d’affluences, et je le vois changer beaucoup, et pas forcément de manière positive. J’avais envie de le graver dans le marbre. J’ai toujours peur que les choses m’échappent. C’est ce que j’ai essayé de faire, mais ça reste de la fiction. 

 

Si tu pouvais parler à ton toi de tes treize ans, qu’est ce que tu lui dirais ?

C’est marrant, j’ai pas de photos de moi à treize ans parce que à l’époque j’étais revenue dans ma famille et j’habitais à Stains, dans le 93. Ma vie quotidienne était très problématique et c’était une vie très étouffée au niveau de la féminité, j’étais une adolescente qui essayait d’exister dans des codes qui n’étaient pas les siens, parce que je n’avais pas été élevée comme ça. Et en même temps, il y avait cette double culture que je commençais à peine à appréhender, dans le début de l’organique des banlieues. Alors à cette gamine, je lui dirais  « t’as eu raison de laisser ta curiosité parler le soir pour échapper à la télé qui prenait tout l’espace mental dans l’appartement ». Ouvrir le bouton de la radio, et d’écouter les voix du monde. C’était ça, ma fenêtre. La radio a changé ma vie et je viens d’une époque ou c’était l’équivalent des réseaux sociaux. La radio a joué un rôle de mère. Je dis souvent que Truffaut est mon père et que la radio est ma mère. Je lui dirais aussi que c’est pas grave, l’acné ça passe, les règles t’en as pour un bout de temps, tes rêves étaient peut être un peu merdiques mais t’as eu raison parce que le plus important c’est d’avoir des rêves et des envies. T’es encore une enfant, et il faut pas grandir trop vite. Préserver ce moment qu’est l’enfance.

 

Être une femme, qu’est-ce que ça veut dire pour toi ?

Je ne sais pas. Je m’habille encore comme une ado. Je suis une femme manquée, on ne me donne jamais mon âge. Si j’ai réussi à incarner un ado avec ses problèmes de slips et de boutons, c’est parce que j’ai pas vraiment grandi et j’ai pas vraiment envie de grandir. Ce serait faire le deuil de plein de choses, dont la propension à rêver et à s’émerveiller. Être une femme, c’est trop sérieux pour moi. En même temps ça me traverse parfois, mais c’est difficile dans le monde dans lequel on est. C’est pas un sexe facile. Il faudrait inventer un mot pour ça. Être une femme, ne ça veut pas dire grand chose. J’ai pas d’exemple dans ma famille à part ma grand mère que j’admire énormément parce que c’est un peu l’hersât de ce que sont les femmes issues de l’immigration : des familles monoparentales de culture ouvrière qui ont traversé la Méditerranée et qui se sont confrontées à une société dont elles ne parlaient pas la langue, qui se sont battues quand même et qui n’ont jamais versé dans l’incurie. Être une femme, c’est un sacré boulot. Je me demande si j’en suis une. Je n’ai pas de problème de genre, mais la fiction m’aide beaucoup à traverser ça. À raconter ce que c’est d’être une femme…mais sans le prisme de la fiction, c’est difficile. Certaines te diront j’ai un enfant, j’ai un mari… mais moi je suis absolument pas dans le cliché. Je suis une inadaptée sentimentale, je ne ressemble pas à une femme de 40 ans aujourd’hui dans la représentation sociale que l’on attend. Ce que je prenais pour un boulet ou pour une honte avant, je le prends aujourd’hui comme une richesse parce que c’est la suite logique de mon histoire. Vingt ans de placement, la résilience, se battre et arriver à dépasser les monstres. Il va falloir que je m’en préoccupe un jour, de ma vie de femme, mais pour l’instant je préfère écrire des livres et me raconter des histoires. Rester une gamine attardée, c’est très bien comme ça. 

 

Quel conseil tu donnerais à un jeune qui a envie d’écrire ?

Lire. Lire ! Guy Debord disait « pour savoir écrire, il faut savoir lire ». Lire des histoires sans s’arrêter, en regarder. Et parfois le silence est important. Fermer les fenêtres du monde, des algorithmes qui nous traversent et qui nous rendent fous. Ne pas se censurer, écrire un peu chaque jour et se dire qu’un jour peut être tu seras lu. Avoir un pied dans l’imaginaire, ouvrir son champ des possibles, écouter le monde sans être dérangé par le digital. Faire un voyage à l’intérieur de soi. C’est comme ça qu’on s’invente des personnages qui vous aident à grandir comme le gamin qui me traverse et dont j’ai fais un livre. Après, je ne suis pas Stephen King, c’est difficile. On peut travailler comme un instrument de musique, avec une discipline. Ca reste du travail, un travail acharné. Et partir de soi. Si la voix arrive, la faire sortir. Même si t’écris pour toi et que tu noircis des cahiers pendant vingt ans, peut être qu’un jour tu auras envie de les faire lire. C’est important. 

 

Il y a quelque chose d’assez optimiste dans le livre. T’as de l’espoir pour la jeunesse, pour la suite ?

Tu m’as pris pour Daniel Balavoine ? Je ne suis pas éducatrice, et c’est difficile de parler au nom d’un groupe. Je trouve ça médiocre et c’est pas comme ça qu’on arrive à créer du lien, en prenant la voix des autres. C’est bien pour ça que j’écris de la fiction, et que je ne fais pas de politique, ni d’associatif. Le peu de gamins qui je côtoies, je leur dis souvent : je vous admire. Pour donner confiance en demain et en eux mêmes. Il y a une génération qu’on appelle les boomers qui nous empoisonne un peu la vie. Là où nous on a pas été capable de détrôner certaines choses qui pourrissent le monde, les gamins d’aujourd’hui n’ont pas le choix de le faire. C’est une question de survie, en fait. C’est la survie de l’espèce. Il y a plein de choses. Le vieux monde est en train de s’éteindre, on n’aura pas le choix de créer de nouvelles choses. Je trouve que, dans les gamins de 12-13 ans que je rencontre, il y a à la fois beaucoup de fureur et de tragique, mais aussi un espoir de vie qui est hors du commun. C’est ça, la jeunesse. J’ai confiance en eux. Il faut de l’exigence morale. Lire, écouter, être curieux. S’éviter la dose de narcissisme née avec Instagram, parce que c’est du poison. Le champ des possibles de certains gamins, ça me rend complètement folle. Faire de soi une image. Mais dans dix ans, vous allez devenir quoi ? Il faut apprendre à travailler dans la durée, avec une certaine conscience. Les gamines que je rencontre qui pensent que monnayer leur corps c’est la norme, ça me rend folle. Quand je dis préfère avoir grandi à mon époque, avoir été ado dans les années 90, je sais de quoi je parle. Je sais que moi, je ne terminerais pas dans un hôtel première  classe à vendre mes charmes sur Vivastreet. Là, je parle des gamines de la marge, telle que j’ai été. 

 

Comment ça se traduit dans ton roman ?

C’est un roman générationnel, et j’ai pris Barbès dans son essence. Je raconte par plein d’entrées le rapport au mot grandir, le rapport au religieux, le rapport à l’histoire de France, le rapport à la nationalité, à la culture. Rhapsodie des oubliés, ça raconte l’immigration, l’enfance, l’histoire d’un quartier. Ce qui lie aussi deux destins, celui d’Ethel Futherman qui est une petite fille d’enfants cachés et celui d’un gamin qui débarque du Liban et de la Syrie. Ce sont de petites histoires dans la grande histoire. Romain Gary l’avait fait avant avec La vie devant soi, de lier ces deux âmes là. Voir où en est le dialogue entre les êtres aujourd’hui. Ce sont des amitiés électives qui existent dans la vraie vie, même si on s’acharne dans certains médias à vouloir mettre le communautarisme comme religion, je trouvais ça important de raconter que ces amitiés là étaient encore possibles dans les villes, dans les immeubles, dans les campagnes. Sans angélisme, sans passer sur la dureté des choses et parfois la violence de ce qui nous sépare. J’espère. Ce qui est important c’est de raconter cette ville, sans concession, avec de la poésie. 

 

C’est quoi tes projets à venir ?

Je travaille sur mon deuxième roman, toujours chez le même éditeur (la Martinière, ndlr) et puis sur un ouvrage jeunesse chez Seuil. Il y a aussi l’adaptation en film de Rhapsodie des Oubliés qui est en train de se mettre en place. Ce livre a une belle histoire, il a eu de beaux prix et une vie qui continue avec des rencontres scolaires, des salons en Province, des salons à l’Etranger… ce môme a changé ma vie, ce livre a changé ma vie et c’est pas fini. Les gens me réclament la suite, et j’ai la prétention d’en faire mon Doisnel. De le faire grandir au fur et à mesure des tomes. L’écriture c’est un virus, je ne vais pas m’arrêter là. 

 

C’est quoi la question qu’on te pose et qui t’énerves?

De quoi parle votre livre ? Est ce que vous pouvez résumer votre livre ? C’est autobiographique ?Des gens qui pensent que Barbès c’est en banlieue, que c’est un livre qui parle de rap…  Des trucs comme ça. 

 

Et la question que t’aimerai qu’on te pose ?

Est-ce que vous allez en écrire d’autres ?

 

Est-ce que vous allez en écrire d’autres ?

Oui. Parce qu’au delà tu travail d’écriture qui est laborieux, j’ai goûté à l’ivresse de rencontrer les lecteurs. 

 

Entretien Élise Amblard

*Entretien initialement publié sur Soleil Rouge le 08 Mars 2021